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Forme et vacuité, un même univers

Shu Yang

Les premières œuvres de Li Xin en tant qu’artiste accompli, qu’elles aient été exécutées à l’huile ou au lavis, ont pour caractéristique formelle de comporter des lignes et des taches ; on les rapprochera plus volontiers de la peinture abstraite moderne européenne et américaine que de la tradition chinoise. C’est peut-être du fait de cette expérience que par la suite, les peintures à l’encre de Li Xin se sont défaites de toutes formes clairement identifiables, et se sont muées en lavis grand-format évoquant le Color Field Painting.
Bien que la traditionnelle « peinture de lettrés » chinoise ait placé l’accent sur l’expression d’une certaine nonchalance par le biais de rapides traits de pinceau, elle n’a jamais donné lieu à des œuvres purement abstraites. En Chine, ce genre de lavis purement abstrait n’est apparu que dans les années 1980 lors de l’essor du nouveau courant des beaux-arts. Les artistes d’alors, soucieux de créer un courant artistique révolutionnaire, utilisent alors les techniques occidentales pour rompre avec la pratique artistique passée. Le jeune critique d’art Xiao Shan s’élève avec virulence contre ce mouvement, estimant que « la peinture chinoise court à la ruine », et créant ainsi une très vive polémique. Aujourd’hui encore, la modernisation du lavis chinois n’a d’ailleurs toujours pas abouti à une forme distinctive.
Médium pictural de choix de la culture chinoise, l’encre a une très longue histoire. Cette tradition héritée des lettrés, à partir de la dynastie Yuan, est presque inconnue au-delà de l’Asie orientale et reste une forme d’art localisée, développée en vase clos, qui ne s’est pas encore pleinement constituée en tant que forme d’art contemporain prenant racine dans un contexte global.
Après avoir séjourné en France et créé des œuvres abstraites pendant plusieurs années, Li Xin revient vers l’encre pour sa pratique. Résultat d’un cheminement artistique personnel, cette décision peut aussi être considérée comme un choix culturel, un désir de créer un lavis sans précédent dans la tradition chinoise et, de là, une volonté de repositionner cette tradition ancestrale au sein du monde contemporain. Ce choix ne s’inscrit pas dans la perpétuation et l’exploration du lavis en tant qu’héritage national, et il est tout aussi difficile de le considérer comme partie prenante d’un contexte international. Les œuvres récentes de Li Xin, selon moi, seraient davantage du domaine d’un choix culturel « inter-local ».
Ces œuvres expriment des croisements d’expériences acquises en divers lieux, qu’il s’agisse de l’enfance de l’artiste sur les berges du Fleuve jaune, de sa formation artistique à Pékin, de ses années en France ou encore de son apprentissage de différentes techniques artistiques, et elles expliquent ainsi la genèse de son travail. Ce choix culturel aux dimensions multiples touche à la relation de l’individu avec ses racines, à la diversité des lieux où il a vécu, au processus de création vis-à-vis de l’œuvre achevée, et révèle par le biais d’une pratique picturale l’innovation artistique dans laquelle l’artiste s’est engagé par rapport au lavis.
Li Xin, qui considère son travail comme de la « peinture d’eau », se démarque sans états d’âme des lettrés traditionnels, préoccupés essentiellement par l’emploi du pinceau et de l’encre. Li Xin, lui, utilise l’encre avec parcimonie, ne laissant subsister que quelques taches ressemblant à des traces aqueuses. Et si l’on compare son travail à celui, éminemment physique, de Pollock, il est bon de noter qu’en sus de constituer un prolongement du corps du peintre, les lavis de Li Xin se basent également sur les marques d’eau laissées naturellement et de si jolie manière sur le papier Xuan, chose qui d’ailleurs a toujours été au cœur des préoccupations des lettrés traditionnels. En revanche, alors que ces derniers maniaient le pinceau et l’encre avec l’intention de contrôler la formation naturelle et inopinée de ces taches, Li Xin quant à lui minimalise l’utilisation de ces deux éléments, pour privilégier le travail de l’eau qui devient l’acteur créatif, établissant ainsi une nouvelle perspective créative au regard de la peinture à l’encre, en même temps qu’un nouvel espace d’expression.
Si Li Xin se démarque donc clairement de la tradition, ses lavis « contemporains » au style si singulier peuvent néanmoins s’y rattacher dans leurs principes créatifs. En particulier, le jugement selon lequel « l’image grandiose est invisible, et la musique sublime est inaudible », qui se réfère à une forme de connaissance de nature introspective, constitue à la fois une partie intrinsèque de la tradition classique chinoise, et une clef pour comprendre les œuvres de Li Xin. C’est donc ainsi que son travail peut être défini comme « image d’eau ».
L’eau, insaisissable, ne peut pas être figée mais l’encre s’en charge, prenant la forme de l’eau avant de former des images sur le papier. L’encre garde cette empreinte de l’eau et laisse le papier la saisir. Il ne reste que le souvenir de l’eau car celle-ci a disparu. Li Xin jongle avec le papier, l’encre et l’eau, tout en créant pour ce jeu un paysage affectif empli de l’esprit du lavis. Les intuitions que l’artiste conjure au sein de ce paysage naissent de façon naturelle et spontanée, et non seulement par la grâce de l’intelligence et des talents humains.
L’aspect spontané des lavis de Li Xin évoquera aisément la peintre américaine Helen Frankenthaler et son usage fluide de la peinture à l’huile diluée à l’essence de térébenthine, ainsi que les coulées d’acrylique de Morris Louis. Néanmoins, dans la peinture en « images d’eau » de Li Xin, les traces d’eau laissées par l’encre sont loin de posséder une force d’impact visuel comparable à celui de la couleur dans le Color Field Painting, ou l’aspect figuratif des coulées. Ces « images d’eau », de par leur essence, sont plus proches du minimalisme d’après-guerre et de sa variante en Asie de l’est, le Mono-ha ; mais elles ne font pas la part belle à la « présence » des matériaux, sinon à l’« image » laissée par l’encre disparue dans l’eau. Dans ces images d’eau, la texture sombre et chaotique de l’encre et les veinures naturelles des projections d’eau font de la peinture une surface minérale parcourue d’ondulations, ou le frottage d’encre d’une stèle où serait gravé un texte en caractères d’eau. En effet, la contemplation de ces images d’eau rappelle celle d’une stèle muette, et le sens de leur interprétation est à chercher au-delà de la lourde et énorme pierre.
Si l’on considère l’image que présente la peinture, le matériau dont elle est faite et sa forme, et finalement la peinture et l’art même comme une « image de forme », les images d’eau dans la peinture de Li Xin seraient davantage une façon d’exprimer, par le biais de l’ « image de vide » dont l’eau absente se fait la métaphore, une allégorie bouddhiste dans laquelle couleur et vide sont une seule et même chose.
Qu’il aspire à la transmission artistique ou à la recherche de vérité, pour progresser et se moderniser, le lavis chinois doit être porteur d’une contribution systématique sur le plan culturel, et non seulement continuer de se renouveler au regard de la technique ; ce n’est qu’ainsi que sa modernisation pourra véritablement avoir lieu. Nous espérons que la peinture de Li Xin soit cette recette secrète qui permette de redonner une place à cette forme d’expression artistique dans le contexte de la globalisation.
Ces dernières années, Li Xin a replacé la peinture à l’huile grand-format au cœur de sa pratique. Sur un fonds brillant, jaune ou orange, ces récentes œuvres capturent des flux de peinture à l’huile, dont les traces s’accumulent couche après couche. Cette impression de stratification sur la toile est plus riche que celle de l’encre sur le papier, ce qui confère à ces vestiges de coulées accumulées une impression de morphologie géologique. Ces toiles aux tons bruns et chauds rappellent quant à elles la couleur de paysages à l’encre peints sur des rouleaux de soie décolorés par le temps.
Ce n’est qu’au XIXe siècle, sous la pression de la technique photographique nouvellement découverte, que la peinture classique européenne s’est enfin détachée progressivement de sa dépendance envers la forme visuelle réaliste, et que la peinture a abandonné sa fonction de medium de transmission de cette vérité; elle a ainsi pu se développer en tant que discipline purement artistique, incluant notamment la production d’œuvres abstraites.
En Europe, les premières théories sur la peinture abstraite, telle celle de Kandinsky, prennent la musique comme base de départ. L’importance historique de la musique pour l’humanité réside en la complémentarité de l’expérience auditive et du ressenti affectif. Chacun des éléments qui la compose, le rythme, la mélodie, le mode, le timbre, ou encore le champ acoustique, créent l’expérience d’un espace-temps émotionnel qui se suffit à lui-même – expérience de vie unique et irremplaçable. D’une manière similaire, les récentes peintures à l’huile abstraites de Li Xin apportent à sa pratique picturale l’expérience d’un espace-temps affectif qui transcende toute dimension historique.
Comme il est écrit dans le Soutra du Cœur : « Forme est vacuité et vacuité est forme ; forme n’est autre que vacuité, vacuité n’est autre que forme. » La peinture abstraite de Li Xin constitue une nouvelle porte, de nature spirituelle, donnant sur un univers où forme et vacuité sont une seule et même chose.

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