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Lagunes

Henry-Claude Cousseau

Li Xin se défend d’être peintre. On ne saurait que lui donner raison tant il est difficile de parler strictement, à propos de ses œuvres, de peintures ou de dessins. Leurs enjeux et leur formulation plastiques se plaisent tout naturellement à se confondre, à se superposer, à se rejoindre. Quant aux impressions ou aux sentiments, aux paysages et aux visions qu’il nous livrent et nous procurent, le paradoxe est le même. Tout est en effet chez lui, absorbé dans un monde autre que celui que la représentation (et ses nombreuses mutations) suppose d’ordinaire, fût-elle comme ici purement abstraite et minimale. Tout se déploie dans un lieu qui nous tient à distance, qu’une neutralité voulue nous empêche d’approcher, dans un espace qui relève autant de l’instant, de l’insaisissabilité du moment, que d’un temps suspendu, étal, et qui ne cesserait de se perpétuer. C’est sans doute pourquoi Li Xin aime tant observer le lent défilé des pages d’un livre, leur réitération, leur battement régulier d’ailes. Qu’il affectionne (non sans évoquer le cérémonial du déroulement des peintures dans la Chine ancienne), les suites et les dépliages, ou la majesté harmonieuse des paravents ; qu’il manifeste un goût instinctif et naturel, mais sous-entendu, pour les polyptiques, dont ses grands panneaux peints sont une démonstration magistrale, distants les uns des autres, mais irrésistiblement réunis par un magnétisme mutuel et qui fait d’eux une partition orchestrale sans fin. Cette attractivité implicite, plurielle, c’est ce qu’en définitive une visite dans l’atelier de Pékin rend le plus perceptible. Tout y observe, à l’instar des images silencieuses qui l’habitent, une sorte de liturgie. Tous les éléments de son quotidien, brosses, pinceaux, chevalets, tables, meubles, collections, couleurs, matières, et même nécessaire à thé ou à musique…tout, semble obéir à un ordre caché, à une règle implicite, converger dans un même échange, vers une même polyphonie, muette, purement visuelle, mais qui a pour but de traduire ce que le maître des lieux veut nous dire.
C’est l’essence d’un certain art que de préférer retenir, perpétuer, la modeste préciosité, la fragile permanence, l’irremplaçable existence d’ « instants sans valeur » – pour reprendre une expression de l’artiste. Li Xin aime à fixer au fil des jours, au détour de ses promenades et de ses habitudes, des rencontres inattendues, des moments, des incidents ou des aperçus en quelque sorte fulgurants, qui déchirent la monotonie extérieure, impriment leur profondeur, leur écart ou leur précarité, dans l’altérité que le monde nous oppose. Il aime aussi à remémorer, revivre en les contant, des souvenirs marquants ou dramatiques, comme en particulier celui d’une noyade dans le fleuve de son enfance, le Fleuve Jaune, dont il est sorti indemne, à 13 ans. C’est comme si la violence traumatique de cet épisode lui avait ouvert définitivement les yeux, révélé sa présence au monde et sa capacité d’en percevoir les métamorphoses secrètes. Depuis, tout dans sa vie semble n’être qu’un récit surnaturel, enchanté, qui en rappelle l’origine. Mais comme un chant qui ne renierait pas sa portée intimement, pudiquement, légendaire, lointain et berceur, mélancolique et heureux, déployé dans une lumière à la fois tamisée et visionnaire. Comme l’entrée dans une existence apaisée par le frôlement d’avec la mort, un rêve soulagé d’avoir pressenti l’autre rive.
A part l’usage exclusivement monochrome de quelques rares couleurs, d’origine naturelle (indigo, terre brûlée ou sable), traitées dans des gammes rabattues ou légèrement dissonantes, des rouges minéraux, les œuvres de Li Xin affectionnent en revanche toutes les nuances de gris, cette couleur qui résume toutes les autres. A l’entendre, les raisons en sont nombreuses qui trouvent leur origine, là-encore, dans l’enfance, avec les gris de la poussière ambiante en hiver, ceux du loess, des fumées et des cendres, dans la maison familiale au bord des immenses falaises dominant le Fleuve Jaune. En cela aussi elles réverbèrent d’ailleurs une tonalité chromatique spécifique à la Chine, celle des briques uniformément grises des toits et des murs, dont la matité argentée est, ici et là, déchirée, ponctuée, interrompue par les aplats stridents ou veloutés du jaune impérial des toitures des temples et des palais ou la brillance soudainement chatoyante de certaines étoffes précieuses. C’est la magie de cette tension colorée singulière qui nourrit tantôt secrètement, tantôt ouvertement, la peinture de Li Xin. Utilisant en effet invariablement la couleur jaune pour la couche préparatoire de ses tableaux, y compris pour les rebords du châssis qui sertissent l’œuvre d’un cadre d’or, son éclat sous-jacent électrise par transparence la surface colorée dont il vient brusquement interrompre les contours, tirant de ce hiatus un effet précieusement éclatant, conférant en outre au tableau une présence sculpturale et une puissance plastique saisissantes.
Les dessins, eux, déclinent un autre versant du savoir visuel de Li Xin, admirateur inconditionnel des grands maîtres anciens de la peinture classique chinoise, tels Mi Yuren ou Mu Xi. Avec le regard d’un artiste d’aujourd’hui, rompu à la complexité du débat esthétique contemporain, il réinterprète avec un esprit de décantation rigoureux la tradition achromatique de la peinture de paysage chinoise dans sa fertile gémellité avec l’art du calligraphe, en particulier dans sa relation avec les processus techniques qui sont les siens. L’attention, portée chez lui à son comble, quant à la qualité du papier qui lui sert de support, sa tension ou son relâchement, sa qualité d’absorbement et de fragilité, en est le premier indice qu’on peut si bien observer dans les différentes séries d’ « encres sur papier xuan ». Mais là n’est sans doute pas le plus important. C’est sur un autre aspect que porte, pour moi, l’intimité presque surnaturelle que Li Xin entretient avec cet aspect de la peinture chinoise traditionnelle. La beauté du geste du calligraphe (et partant celui du peintre), son prix et son sens, tiennent à la fusion parfaite, indissociable, entre ce geste, l’instrument, la liquidité de l’encre, son éclat, et tout à la fois la perfection et l’expressivité de son absorbement par la papier. Comme les plus grands, Li Xin obtient ici des effets qui tiennent à une relation dont on ne peut trouver d’équivalents que dans le monde sonore, dans les timbres d’un instrument miraculeusement joué, entre densité et transparence, présence et effacement, couleur et vibration.
Mais si la vibration vient forcément à s’éteindre, à mourir d’elle-même, et si les gammes les plus subtiles de gris sont justement là pour en retenir les ondes qui la portent jusque vers l’imperceptible, l’élément nourricier, séminal, premier, c’est naturellement l’eau. Il n’y a pas à sur-interpréter ou négliger l’épisode du Fleuve Jaune. En se « jetant à l’eau », avec des camarades, sous l’emprise d’une envie irrépressible, Li Xin a décidé du reste de sa vie. Sans même aborder la signification notoirement symbolique de cet élément, tout vient de la maîtrise (autant technique qu’imaginaire) avec laquelle l’artiste parvient à faire de la liquidité, un médium, un instrument à part entière de son art. Chez Li Xin la beauté du dessin vient naturellement de la délicatesse virtuose, jusqu’à l’invisible, avec laquelle il réussit à exprimer le caractère à la fois impondérable et indélébile de toute tache, de toute marque, de tout indice, mais également du fait que chez lui le dessin n’est ni trait, ni trace, ni signe, mais coulure, étendue, méandre, comme l’immense mélisme invisible mais là, présent, du grand fleuve auprès duquel il a vécu. On repère chez lui deux manières de rompre l’espace illimité et dormant de ses lavis, deux phénomènes tirés de l’observation naturelle, et qui tous deux traduisent des propriétés physiques propre à la fluidité qu’il traque dans les choses : les bandes horizontalement étagées d’un lointain imaginaire, qui font l’objet de variations indéfiniment ouvertes ou les ondes produites comme après la tombée de gouttes d’eau sur une surface liquide. Celles-ci en particulier, lui sont prétexte à introduire tout d’abord de subtiles combinaisons colorées qui ont l’air de sourdre d’un impact invisible, d’éclore sous la forme de bulles flottantes, en apesanteur. Dans certaines installations plus récentes, elles s’élancent, se libèrent, s’approprient l’espace adjacent du mur, dans des contours ovoïdes irréguliers, qui, telles des taches d’encre lancées sur le papier vierge, rompent sans ambages avec la tradition séculaire des formats géométriques.
Dans les peintures ou les dessins de Li Xin, il y a donc un abandon délibéré de toute tentative de produire une sensation spatiale autre que celle que le support, par sa vocation exclusive à être un lieu d’absorbement, peut susciter. Nulle suggestion de perspective ou de tridimensionnalité, mais un respect de la surface comme lieu d’avènements visuels purs, de passages entre lumière et obscurcissement, ruissellements et brouillards, amoncellements de nuées, crépitements telluriques ou vertiges ascensionnels, mélopées de crêtes lointaines qui s’entrecroisent, se superposent, s’imbriquent, se répondent comme des chœurs invisibles. Ni horizontal, ni vertical, l’espace privilégié par l’artiste a oublié les hiérarchies habituelles pour tendre vers une ductilité, une élasticité, une extensibilité nouvelles. Mais il n’en garde pas moins, au milieu de ses errances favorables, la maîtrise de son propre songe. S’il ne s’entend qu’au bruissement du pinceau sur le papier, qu’à son étreinte avec lui, qu’à la pénombre naturelle d’un jour qui renonce à la clarté habituelle, c’est pour mieux laisser sourdre, apparaître, surgir, ce qu’il y a d’invisible ici-bas, à ses yeux.

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